Flavie : "La vie, ce n'est pas toujours des belles histoires"

Flavie se livre aujourd'hui sur son histoire. Son récit est douloureux mais porte malgré cela un message important et nécessaire. Un message pour les nombreuses autres victimes mais aussi pour les autres, lecteurs d'un plus large public, qui devons nous aussi nous informer sur ces faits de société.

Pour donner quelques chiffres qui feront sens avec le témoignage de Flavie : en moyenne, ce sont 94 000 viols ou tentatives de viols qui sont enregistrés par l'observatoire de la délinquance chaque année, et cela sans compter ceux qui ne sont pas enregistrés, largement majoritaire mais difficile à estimer. 16% des enfants français ont subis une violence sexuelle durant leur enfance. 86% des plaintes déposés sont ensuite classés sans suite.

Ces chiffres alarmants doivent nous rappeler sur le combat contre les violences sexuelles ne fait que débuter et qu'il nous concerne tous. 

N'hésitez pas à aller vous informer via le Rapport de l'institut des politiques publiques et le site Noustoutes sur lesquels nous avons pioché ces quelques chiffres.

Dessin de Morgane Evain

Laissons désormais la parole à Flavie.

"Il y a bientôt 12 ans, je m'apprêtais à faire la chose la plus importante et la plus douloureuse de toute ma vie...Je prenais les quelques forces que j'avais trouvé au fond de moi pour aller déposer plainte...  Seule, pour viol sur mineur durant de nombreuses années. Cette mineur, c'est moi... J'aurais aimé avoir une histoire plus jolie à raconter, mais la vie ce n'est pas toujours que des belles histoires, et dans la mienne, je suis allée toucher le néant. 

Il y a 12 ans, j'en avais 24, je déposais plainte contre mon ex beau-père, qui fut pendant des années le mari de ma mère, une mère perdue, qui n'était sans doute pas faite pour l'être. Tellement perdue qu'elle ne voyait pas ce qui pouvait se passer autour d'elle, et qui a même refusé de voir ce qui était tout devant, en déformant comme elle le faisait pour beaucoup de choses, allant jusqu'à dire que ces agressions étaient voulues de ma part, et que c'était moi le mauvais objet qui avait détruit son mariage... Mon bourreau, tout le monde l'appréciait, même moi, avant "ça" d'ailleurs... Je ne saurais plus dire exactement comment ça a commencé. Quelques caresses anodines lorsque je n'étais encore qu'une enfant, je dirais vers 12 ou 13 ans, puis qui finissent par se perdre dans l'interdit, avant de passer à ce qui fera de moi "une femme" comme il se plaisait à dire.Ces sévices, ce chantage, manipulation, harcèlement et pression psy dureront jusqu'à mes 19 ans, jusqu'à ce que je quitte la maison, pour aller me réfugier dans ma première vie de couple. 

J'ai laissé passer quelques années à n'en parler à personne. Je crois que je m'étais dit à l'époque, que si je faisais comme si ça n'était jamais arrivé, peut être que ça serait moins douloureux, et que je réussirais même à me persuader que ça n'avait pas existé. Je n'ai finalement fait que trainer mon propre fantôme derrière moi, en subissant ma propre existence. Cumulant succession d'embûches, phobies diverses, troubles du comportement alimentaire, rapport aux autres difficile, terreurs nocturnes, crises d'angoisse, comportement irrationnel, alcoolisation massive, avec souvent l'envie de mourir, si souvent si vous saviez... 

A 24 ans, j'ai eu un déclic, comme une grosse claque. Il faut savoir que peu de temps après mon départ de la maison, il avait fini par demander le divorce.  Puis peu de temps après cela, il avait refait sa vie avec une jeune femme, plus jeune que moi, qui était élève dans le lycée où lui même travaillait et à qui il fera un enfant peu de temps après, une fille... A partir de ce moment, j'ai ressenti le devoir d'aller parler. 

Mon dépôt de plainte à l'époque a duré de nombreuses heures, tant je pleurais. Des larmes brûlantes qui auraient dû sortir depuis longtemps, comme de l'eau croupie, tant j'étais à l'agonie, dans du vide, entre vertiges, envie de vomir, j'en passe et des meilleurs.... Agoniser dans du vide, vous voyez ce que ça peut donner?  Personne, absolument personne ne se doute de la douleur intense que l'on ressent dans ce genre de moment, à moins d'être malheureusement passé par là... Quand on dépose plainte, avant de ressentir un quelconque soulagement qui visiblement arrive bien plus tard, on a surtout l'impression qu'on va crever, et à la fois la sensation de réaliser qu'on est mort depuis longtemps à l'intérieur... Cette sensation de s'évaporer, cette douleur, c'est la mort de l'âme, celle qui vient signer que vous venez de perdre un truc pour toujours, pour gagner quelque chose de plus grand sans savoir encore ce que c'est. Lorsque je suis sortie du commissariat, personne ne m'attendait, ce moment de solitude, je ne pourrais jamais l'effacer de ma mémoire. 

Après cela, j'ai essayé tant bien que mal de continuer à vivre. J'ai commencé à en parler à mon entourage, ce qui m'a permis de faire du tri, car bien évidemment si tout le monde vous croyez ça serait trop facile... Il faut aussi faire face à ces questionnements maladroits, parfois insultants, le fameux "pourquoi tu n'as parlé plus tôt?", "mais tu t'es laissé faire, tu ne l'a jamais repoussé?". Et aussi le jugement: "si ça t'était vraiment arrivé, tu serais plus comme ci et moins comme ça", "tu n'as pas le comportement d'une victime de viol", comme si on attendait de vous que vous portiez votre pancarte pour être reconnue en tant que tel. Parce que finalement c'est ce qu'attendent les gens, que vous incarniez l'image qu'ils se font d'une victime, et si ce n'est pas le cas, alors votre parole est remise en doute... L'agresseur, lui n'est presque jamais remis dans l'équation de la part de l'opinion publique, histoire de vous renvoyer un peu plus en pleine face que c'est vous le problème, parce que c'est ainsi malheureusement que la société a été éduquée face à ce crime...

Dans l'attente d'avoir des nouvelles de ma requête, j'ai tenté de changer de vie. Je suis partie vivre ailleurs, puis revenue, jusqu'à ce qu' en 2016, le commissariat me contacte par téléphone afin de me demander mon adresse, et de rester joignable. 

Après ces années sans aucune nouvelle, je reprends espoir sur cette plainte que j'imaginais déjà classée. Mais... des mois passèrent, je suis restée joignable, et rien, encore une fois... 

Relancer étant douloureux, je ne l'avais jamais fait.Ne me demandez pas pourquoi, peut-être parce c'est justement douloureux, tout simplement. Quelle autre raison faudrait-il après tout? Et aussi parce que naïvement, on aimerait bien qu'on nous facilite un peu la tâche... Puis un jour, un nouveau déclic, cette fois dans le cadre de mon travail l'année dernière qui me fit prendre à nouveau mon courage à deux mains. J'étais enfin prête à savoir où en était l'affaire. Mais si je m'étais attendue à ça.... La réponse a été, je crois, un peu comme le dernier clou du cercueil. 

On m'explique dans un mail, que j'ai été convoquée pour être entendue en qualité de victime une première fois en septembre 2017 et une seconde fois en juin 2018, mais ne m'étant pas présentée à ces convocations, une ordonnance de non-lieu en 2019 m'aurait été notifiée. 

Je n'ai jamais reçu ces convocations... Après plusieurs échanges avec le tribunal, je me rends compte qu'elles ont été envoyées à mon ancienne adresse, et qu'ils me reprochent d'avoir moi même donné cette adresse lors de l'échange téléphonique de 2016 avec le commissariat. Il est vrai, j'ai donné cette adresse. Et un an après, j'en suis partie, je n'ai pas informé ni le commissariat ni le parquet, pensant que ce genre de courrier s'envoyait en recommandé, et qu'ils pouvaient de toutes façons me retrouver à tout moment, puisqu'ils ne manquent pas de ressources quand ils cherchent un dealer de shit... Puis Parce que n'en déplaisent à ceux qui idéalisent la victime irréprochable, on ne pense pas non plus tous les jours au drame sa vie, encore moins quand on essaie de faire en sorte qu'il ne devienne pas notre identité! Et aussi, parce que depuis cet échange de 2016, je n'ai jamais changé de numéro de téléphone!

Lors de mes courriers suivants, afin de connaître la démarche à entreprendre pour ressortir l'affaire, on me répond vaguement des réponses similaires aux premières... Comme si mes lettres n'étaient jamais vraiment lues, en finissant par me préciser, que de toute façon, cette décision était définitive... 


J'agonise à nouveau, j'ai mal dans du vide...Je n'avais plus ressentie ça depuis 2012, je suis tellement en colère! La considération pour les victimes ne semble finalement ne pas exister. Mon combat n'existe plus, un "non-lieu", je ne suis pas une victime aux yeux de la justice, mais mon bourreau, lui, doit pouvoir jubiler de continuer à vivre sa vie alors qu'il a détruit la mienne, en continuant de travailler entouré de mineurs, comme un innocent... En refusant de le juger, c'est comme si ils me jugeaient moi...  Je ne vous cache pas que cette réponse a fait ressortir beaucoup de choses... Une remise en question inqualifiable, un deuil que je pensais avoir fait alors que finalement je m'étais voilée la face...  Des cauchemars chaque nuit, des angoisses chaque jours, des visites chez le médecin qui ont fini par nécessiter une aide psychologique... 

J'ai mal et je suis en colère aussi pour les autres victimes! Celles qui n'osent jamais déposer plainte. Je comprends tellement que certaines ne le fassent jamais, alors que pourtant, c'est nécessaire. Même si je conçois que mon témoignage n'en est pas la preuve pour l'instant. Moi même, quand ça s'est reproduit avec un autre agresseur, j'ai capitulé, je n'ai même pas essayé de déposer plainte, je m'étais convaincue que ça devait être de ma faute, puisque ça m'arrivait encore.... Mais pourtant il faut continuer! Dénoncer c'est aussi lutter contre tout ça, ce système merdique qui ne rend pas justice, tout ça parce que la justice honore uniquement les victimes "parfaites" à ses yeux. Alors que ce n'est pas comme ça que ça doit se terminer quand on a le courage d'entreprendre un combat aussi douloureux... Parce que même si c'est difficile à croire, dénoncer, c'est s'approprier son histoire, avoir le choix d'en faire ce qu'on en veut, et de s'en libérer... ça n'a pas de prix...

La justice a toujours été une valeur très importante pour moi, mais pourtant aujourd'hui je lui crache dessus de la même façon qu'elle vient de cracher sur ma souffrance, comme si elle n'était rien, comme si rien de tout ça n'avait existé, ce n'est pas juste, c'est humiliant et je me sens de nouveau touchée, souillée, violée... 

Apparemment, afin de ressortir l'affaire, il faudrait que j'aille déposer plainte à nouveau... Cette idée me fait vomir, j'ai la gerbe à l'idée de devoir repasser par là encore une fois, alors qu'il y a déjà une plainte existante, pourquoi?! Pourquoi ça serait à moi de payer pour cette négligence?! ... 

Quand je lis tous les débats qui font polémiques autour des accusations d'agressions sexuelles qui seraient des mensonges pour se mettre en avant, j'ai la rage... Si les gens savaient ce que c'était, ils ne douteraient pas un seul instant qu'on s'épargnerait tout ça si on le pouvait... Le chemin de la plainte n'a rien d'anodin ni de léger. 

Aujourd'hui... je suis moi, aussi parce qu'il m'est arrivé ce drame. Je m'en serais bien passé, c'est certain, mais c'est là. Il faut bien en faire quelque chose, ça a fait en partie la personne que je suis, une personne combative, intègre, mais qui continue malgré tout de s'émerveiller des belles choses, qui a réussi à construire sa vie, à honorer des valeurs, qui se relève toujours, malgré le vide, malgré l'agonie, et j'aime cette personne... J'aime enfin vivre... 

Alors à toutes ces personnes incroyablement courageuses, à celles qui n'osent pas encore, ne cessez pas de vous battre, ils ne doivent pas gagner. Nos combats, aident à déconstruire aussi les idées reçues sur ce qu'est une victime de viol, et c'est important pour faire avancer les choses, pour nous, pour les autres, pour que l'on cesse de nous reprocher et d'attendre de nous d'être une victime parfaite, et pour que ça cesse tout simplement. Déposez plainte, parlez, témoignez, et continuez à vivre de toutes vos forces, autant que vous le pouvez, parce que c'est ça aussi qui fait qu'ils ne gagnent pas...

Courage  à celles et ceux qui connaissent cette douleur agonisante, courage à celles et ceux qui gardent encore ce secret pour eux. Il est vrai que ça fait mal de parler, mais je vous promets qu'un jour, ça ira mieux... Nos bourreaux nous ont peut être pris tout ce qu'il y avait avant, mais il nous appartient de ne pas les laisser prendre tout ce qu'il y a après, j'y crois avec vous... 

Flavie, 36 ans."



L'équipe Récits Croisés